Milan Kundera - La Plaisanterie

 

Se plonger dans un roman de Kundera c’est déjà chercher la face biseautée de l’existence, chercher à prendre un peu sa diagonale, c’est vouloir surtout rencontrer des êtres en quête de sens et de vérités, comme nous le sommes à peu près tous bien sûr, mais ici ils se perdent toujours dans les mirages de leurs idéaux et se meuvent entraînés par la fragilité du hasard. Le hasard se provoque peut-être, sauf chez Kundera, car ces hommes et ces femmes sont acteurs de leurs destinées tant qu’ils croient obstinément au sublime de leurs illusions, mais irréversiblement leur marche est entravée, souvent projetée hors du champ qu’ils s’étaient impartis, pouvant mener quelquefois jusqu’au déchirement des êtres.  Aucune parade n’est possible, pas de Deus ex machina dans les romans de l’auteur. La raison en est simple, et reste toujours d’une grande limpidité dans sa conception, les existences se fondent sur une multitude de coïncidences qui un jour ou l’autre sera écrasées par le poids de l’Histoire. Ces hommes et ces femmes vivent alors en sursis, ils ne seront jamais à quel point leur destin est lié aux évènements de l’Histoire, la grande, aux bouleversements qui surviennent et qui font table rase de tout. Alors il y a toujours un voile sur le récit, une pudeur, puisque Kundera connaît le moment exact du basculement de ces vies.  Il nous y entraîne et nous laisse parfois encore espérer que ces destins ne se briseront pas comme de frêles esquifs sur les roulements furieux de l’océan. Réussissant à chaque fois à nous rendre les personnages plus attachants à mesure que nous trébuchons avec eux. Un roman de Kundera est toujours un miroir à la fragilité autant qu’a la préciosité de nos existences.

Dès l’ouverture du récit nous nous trouvons dans l’immédiat après-guerre, en Moravie, dans une ville qui pourrait être Brno, la ville natale de l'auteur. Par plaisanterie, un jeune étudiant en mathématique, Ludvík, écrit nonchalamment sur une carte postale destinée à sa petite amie ces quelques mots qui lui seront funestes « L’optimisme est l’opium du genre humain. L’esprit sain pue la connerie. Vive Trotsky ! ». N’ayant pas un sens immodéré pour la boutade, elle dénonce Ludvik qui se verra exclu du Parti, puis de l’université, pour enfin être expédié manu militari exécuter son service militaire dans un bataillon disciplinaire. Une autre méprise s’immiscera encore dans le récit, ici avec une autre femme, qui le brisera encore un peu plus. Ce roman n’est ni plus ni moins qu’une virulente critique du régime stalinien, un bilan des plus amer sur les illusions politiques de la génération de 1948. Dans ce livre cinglant, c'était une amère expérience à la fois autobiographique et collective que l'écrivain présentait en poussant à bout la logique du processus. Il considérait que l'homme qui rit est le seul qui sache prendre ses distances vis-à-vis de ses propres égarements comme des erreurs du système dans lequel il vit.

À travers l'évocation de ses souvenirs, entrecoupés d'innombrables réflexions, le lecteur est le témoin subjugué d'une lente maturation au cours de l'évolution des conditions politiques et sociales de la Tchécoslovaquie de 1948 à 1964. Sur ce fond idéologique, le roman traite, à travers une poignante histoire d'amour, du thème qui demeurait le thème central de toutes les littératures des pays soumis à des régimes communistes : la liberté, la dénonciation de l'utopie communiste. Il dénonçait aussi farouchement la corruption. 
« Oui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts).
L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés. » (Extrait)

Ce premier roman de Kundera est achevé en 1965, il est alors publié à Prague sous le titre Zert, en 1967, puis publié en français en 1968. La traduction a été révisée par l’auteur et Claude Courtot en 1980.