Michel Houellebecq - Extension du domaine de la lutte

 

Printemps 1994, une chronique littéraire entendue sur France-Info, personne ne connaît Houellebecq où à peine, un nom imprononçable et une orthographe complexe. Notre homme timide à l’excès se prête à l’interview, bien fastidieuse à vrai dire, on parle surtout de sexe amer et de bureaucratie aliénante, d’informatique aussi, j’achète le livre dans la journée. Un petit éditeur, Maurice Nadeau, une jolie couverture, plutôt triste mais au graphique réussi, plan serré d’immeubles de bureaux en verre et acier, photo penchée noir et blanc, typo rose fuchsia. Le titre à un côté thésard, genre thèse de doctorat en sciences sociales, mais dès la cinquième ligne, “il y a une connasse qui commence à se déshabiller“, ça fixe le lecteur. Par la suite, très vite, le style saute aux yeux et s’impose : mécanique, plat, presque à la façon d’un mode d’emploi de machine à laver allemande, détachement, consternation, ennui, dégoût, vengeance. Houellebecq a des comptes à régler, avec une férocité glacée il décrit une société “àquoiboniste“, impersonnelle, déshumanisée où les relations humaines sont artificielles et sans aucune illusion ni émotion. Un monde à l’opposé du sourire permanenté des magazines et de la télévision. 

 

 

Le récit baigne dans une eau trouble, voire même croupie dans cette histoire très contemporaine. On y assiste successivement à un départ en retraite, à une mort par infarctus dans un supermarché, à une tentative de meurtre à la sortie d’une discothèque, à un accident de voiture mortel, à une euthanasie forcée et à une dépression nerveuse. Mais tout cela presque sans un mot plus haut que l’autre et entrecoupé de saynètes fort plaisantes ou agrémenter de « fictions animalières » du genre Dialogue d’un chimpanzé et d’une cigogne qui en atténuent la noirceur, la rendent même bien avenante, souriante. Si l’on est dans l’humour, et l’on y est, il faut donc nuancer la couleur. Houellebecq invente l’humour gris. «Gris » va également bien, d’ailleurs, pour qualifier la tonalité sociologique du livre. Ingénieur en informatique dans la trentaine, redevenu célibataire après un échec amoureux, le narrateur est successivement chargé de la présentation d’un logiciel au ministère de l’Agriculture puis de stages de formation en province. C’est l’occasion d’une pénétration inédite dans le milieu jusqu’ici littérairement peu exploré des « cadres moyens » d’entreprise, informaticiens ou autres, et d’une série de portraits étonnants, d’une justesse d’autant plus terrible que l’auteur, précisément, ne force pas le trait. Son narrateur est tout aussi capable d’attendrissement sur ses collègues que de dégoût général pour son milieu. « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écoeure ; l’informatique me fait vomir », finit-il par dire. Mais les moments d’exécration de ce genre sont rares : ils visent tout au plus son ancienne compagne, prototype de la femme psychanalysée : « Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses. » La plupart du temps, notre héros frappe plutôt par son détachement et son flegme, par un côté gentiment ahuri plutôt que vindicatif. C’est le Buster Keaton de l’informatique. Son nihilisme est bon enfant, son désespoir peu ramenard. Il n’épargne personne, ni les femmes ni les hommes, mais il est le premier servi dans ses fustigations. Il va jusqu’à se sentir très souvent de trop : « Quelques habitants étaient déjà levés (…). Ils avaient l’air de se demander ce que je faisais là. S’ils m’avaient questionné, j’aurais été bien en peine de leur répondre. En effet, rien ne justifiait ma présence ici. Pas plus ici qu’ailleurs, à vrai dire ». En vérité, sauf dans l’espèce d’échappée finale de mysticisme négatif, il est en position d’observateur, capable de ce sentiment d’étrangeté à l’égard de lui-même et des autres qui permet toutes les ethnologies. Ainsi cette description des passants de la place du Vieux Marché à Rouen un samedi après-midi : « J’observe d’abord que les gens se déplacent généralement par bandes, ou par petits groupes de deux à six individus. (…) J’observe ensuite que tous ces gens semblent satisfaits d’eux-mêmes et de l’univers ; (…) tous communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être ».